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31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 18:03

L'erreur est aussi historique que la vérité, et l'histoire des sciences est bien plutôt une suite d'erreurs qu'une voie royale menant par améliorations successives à la connaissance d'une réalité supposée dialectique". (C.Sütterlin, La grande forge, La Couarde-Ile de Ré, 1981)

 

Lavoisier, le manganèse, le fer et l’acier.

Une théorie antiphlogistique de la métallurgie du fer

 

Nommé académicien à la mort de Jars en 1769, Lavoisier est comme tous ses collègues chargé d’enquêter sur des fabrications très diverses et quelquefois  sur celles du fer et de l’acier. Il présente ainsi en 1775 des rapports sur la fabrication d’acier fin naturel chez M de Guinebourd, sur l’acier fabriqué par le Sieur Dagrou, sur un mémoire de Bayen à propos de la mine de fer spathique, et sur une mine de fer spéculaire. Dans ces rapports dont aucun n’est passé à la postérité,  Il n’est nullement question du manganèse dont la découverte comme métal  est toute récente. En 1786, son nom n’est pas associé à ceux de Vandermonde, Berthollet et Monge, auteurs  du fameux Mémoire sur le fer considéré dans ses différents états métalliques .

Apparamment la métallurgie du fer et de l’acier est donc peu présente dans l'œuvre du fondateur de la chimie moderne? Cette absence n’est en fait  que pure apparence; dès 1775, et son  Mémoire sur la nature du principe qui se combine avec les métaux pendant leur calcination et qui en augmente le poids, Lavoisier est conscient de la place importante qu’occupera la métallurgie du fer  dans le débat sur le phlogistique. Il est sensibilisé  aux difficultés expérimentales soulevées par la moindre recherche dans le domaine. Il pressent aussi l’extrême complexité d’une application aux réactions métallurgiques de fabrication de la fonte, du fer et de l’acier  de la chimie des affinités que tous les chimistes, phlogisticiens ou antiphlogisticiens,  découvrent alors.



En 1783, Lavoisier présente à l’Académie, un mémoire « sur l’union du principe oxygine (l’oxygène) avec le fer ». Il y rend compte de ses expériences de calcination humide (action de l’eau sur la limaille de fer, de fer doux du commerce et de fer de fonte) et affirme que le fer du commerce et le fer de fonte sont formés de fer pur et d’éthiops martial (oxyde de fer FeO),; des traces du dernier dans le cas du fer du commerce; probablement jusqu’à 13% dans le cas de la fonte de fer. La fonte de fer contient donc un peu plus de 3% d’oxygène. Ce mémoire de Lavoisier est  à l’origine de la théorie de la présence d’oxygène dans la fonte qui vivra près de quarante ans (Le Coze 2008 a, 772).

 

Lavoisier connait alors le livre sur l’analyse du fer du métallurgiste et phlogisticien suédois Bergman (Dissertatio chemica de analysi ferro) publié cette année là.à Paris dans une traduction du Chevalier Grignon un autre phlogisticien.

 Dans sa préface, Grignon indique que « M. Bergman connaît, démontre et assure que la matière du feu , & le phlogistique en doses différentes, occasionnent des changements considérables » . Bergman classe fonte, acier et fer suivant leur teneur croissante en phlogistique, un principe immatériel qui sort du fer(de la Souchère, 2011, 92) . Bergman mesure la teneur en phlogistique  par le dégagement d’air inflammable lors de la calcination humide qui transforme le métal en chaux du métal, la teneur phlogistique croissant de la fonte à l’acier et au fer. Il explique ainsi le mécanisme de la calcination humide de la fonte, de l’acier et du fer par la transformation du métal en chaux du métal , c'est-à-dire comme un transfert de phlogistique du métal à l’air inflammable et  croit donc que l’air inflammable sort du fer. Pour .lui  le fer crud (la fonte), l’acier, et le fer battu ductile se distinguent par leurs compositions en deux des quatre des  « principes immédiats » qui les composent : matière siliceuse et plombagine ; les deux autres principes immédiats, fer et  manganaise, représentant le solde à 100 avec le même pourcentage de manganaise  (0.5 à 30%) pour les trois états du fer

 

1783 est aussi l’année où le Corps Royal des Mines envoie une mission en Autriche-Hongrie pour

saisir les procédés usités dans les forges de Styrie et Carinthie, renommées pour la conversion du fer en « acier d’Allemagne », (Grison 1996, 39). Hassenfratz, membre de cette mission est un protégé de Monge, et de Lavoisier qui sont ainsi bien renseignés sur les informations techniques recueillies.

 

Une théorie antiphlogistique de la métallurgie du fer

 

En 1784-1785, Lavoisier rassemble dans un manuscrit des « Observations sur la combustion du fer pour servir de supplément au mémoire publié en 1782 sur la combinaison du fer avec l’oxygène ».

 

Utilisant une méthode par voie sèche pour combiner le fer et l’oxygène, il conclut qu’ « il existe de la matière charbonneuse dans le fer, ou plutôt qu’il en existe dans quelques espèces de fer, car il m’est souvent arrivé d’en employer qui ne fournissait aucune portion sensible d’air fixe. … Comme je me suis toujours servi de copeaux de fer tels qu’on les trouve dans les arts, il ne m’a pas été possible de déterminer quelles sont les espèces de fer qui ne contiennent pas de charbon, ou qui en contiennent plus ou moins ». Sauf à admettre que carbone et éthiops martial peuvent coexister dans la fonte de fer, cette expérience remet en cause les conclusions du mémoire « sur l’union du principe oxygine avec le fer » de 1783 et exclut donc la présence d’oxygène dans la fonte, du moins en quantité notable.

 

En 1786, sans Lavoisier dont ils sont les amis, trois académiciens, Vandermonde, Berthollet et Monge (VBM) présentent à l'Académie leur fameux "Mémoire sur le fer considéré dans ses différents états métalliques ", véritable théorie antiphlogistique de la métallurgie du fer. Ils écartent délibérément de leur recherche le manganèse que Bergman et Grignon reconnaissent comme principe immédiat non distinctif entre  fonte, acier et fer et reprennent l'hypothèse d'une présence d'oxygène dans la fonte. Ils remplacent le classement fonte,  acier et fer  par leur teneur décroissante en phlogistique,  par un classement fonte, fer et acier  par la teneur  en carbone décroissante de la fonte au fer puis croissante du fer à l'acier et  par les teneurs en oxygène décroissantes de la fonte au fer et à l’acier .

 

En tête de leur mémoire VBM formulent des propositions qu’ils justifient ensuite.

- La fonte et l'acier ne sont pas composés des mêmes principes

- La fonte est un régule dont la réduction n'est pas complète: elle contient en plus du fer, de l'oxygène et du charbon. Le charbon qui peut se combiner au fer en substance sans changer de nature, en proportions très variables qui dépendent sans doute de la température. Le niveau de réduction et la quantité de charbon absorbée par le fer sont les causes des différents aspects de la fonte.

- le fer forgé parfaitement affiné est un fer complètement réduit qui ne contient aucune matière étrangère pas même du charbon.

- l’acier de cémentation est un fer complètement réduit: le charbon qu’il contient vient du cément . Il est au-delà du fer forgé par rapport à la fonte. L’acier trop cémenté a absorbé trop de charbon lors de la cémentation

L'histoire a retenu que VBM avaient, pour avoir pour la première fois, classé fonte, acier et fer suivant la teneur en carbone et ainsi, proposé une théorie antiphlogistique de la métallurgie du fer. Mais plusieurs de leurs  propositions furent immédiatement contestées par les phlogisticiens et les métallurgistes , notamment celle affirmant les présences simultanées d'oxygène et de carbone dans la fonte et même dans le fer doux du commerce.

 

En ce qui concerne la fonte VBM préviennent l’objection  (p. 180).

« On concevra peut-être difficilement que la réduction des chaux métalliques se faisant au moyen des charbons qui leur enlèvent la base de l’air déphlogistiqué, la fonte grise puisse contenir du charbon & cependant n’être pas un métal complètement réduit ». Ils expliquent pour répondre à l’objection  que

« Dans les hauts fourneaux, la mine ne se trouve dans des circonstances favorables à la réduction que lorsqu’elle est arrivée à la voûte du foyer. C’est dans ce dernier instant seul qu’elle reçoit un assez grand coup de feu pour entrer en fusion et devenir susceptible de réduction ». Autrement dit, pour VBM,  c’est le temps de séjour dans le « foyer » du fourneau  et la  température qui règne dans ce  foyer  qui fixent le degré de réduction de l’oxyde de fer dans le cas d’une charge (rapport charbon/mine) et d’une mine donnés. Si la mine est très fusible, son temps de séjour dans le foyer diminue et  la fonte blanche est moins riche en carbone et plus riche en oxygène.

 Pour VBM la réduction du minerai n’intervient donc qu’à haute température ; on dirait aujourd’hui par réduction « directe » de l’oxyde de fer par le carbone.

Il semble qu’ils aient alors ignoré la formation de fonte liquide par réduction indirecte à la forge catalane décrite tout récemment par Picot de la Peyrouse, correspondant de l’Académie Royale dans son Traité sur les mines et les forges du Comté de Foix (Toulouse 1786)   Et, ce n’est que dans les années 1840 que l’on commencera  à comprendre grâce aux  recherches de l’ingénieur des Mines Ebelmen le fonctionnement du haut fourneau

 

En ce qui concerne le fer doux du commerce, VBM expliquent : « Le fer parfaitement doux serait un régule dans le plus grand état de pureté mais le fer le plus doux du commerce contient toujours …un peu d’air déphlogistiqué ,qui, se dégageant pendant la cémentation produit de l’air fixe, & forme les bulles qu’on rencontre du commerce toujours dans l’acier poule, provenant du fer même le plus doux ».

On n'apprendra qu'au siècle suivant que la formation des bulles de l’acier poule résulte en fait de la réduction sous l’action du cément de l’oxyde de fer des inclusions de laitier contenues dans le fer  à cémenter.

 

Ces premières critiques montrent l’intérêt porté par la communauté savante au travail de VBM. On notera qu’aucune critique ne leur est faite  pour avoir écarté la manganèse de leur recherche,  même s’ils conviennent qu’un grand pas serait fait si l’on déterminait « les propriétés que donnent au fer les différentes matières, telle que la manganaise» (VBM,133). En 1780 Guyton de Morveau, alors phlogisticien avait traduit et publié une  « Dissertation sur les mines de fer blanches » de Bergman dans laquelle on pouvait lire : "Tous les métallurgistes connaissent l’excellence de l’acier préparé avec des mines de fer blanches, mais on ne sait sans doute pas que la manganèse qui y est mêlée est la cause de cette supériorité ».

 VBM s'expliquent d'ailleurs très clairement sur la raison qui les a amenés à écarter de leur recherche la manganèse et l’acier naturel en indiquant qu’ils ont préféré un autre ordre des travaux sur le fer:    «Dans quelques endroits de la France et en Allemagne, on retire immédiatement l’acier de la fonte par un affinage particulier et sans le faire passer auparavant à l’état de fer forgé ; on l’appelle alors acier naturel tandis que celui qui résulte de l’opération que nous avons décrite se nomme acier de cémentation. Nous avons préféré la suite des travaux au moyen desquels le fer passe, d’une manière plus marquée, par les quatre états dans lesquels nous voulons le considérer ; et dans la description que nous avons donné, nous n’avons eu intention que de faire sentir les opérations nécessaires pour le faire passer d’un état à l’autre » (VBM,1786,145).

 

VBM se facilitent ainsi la présentation de leur théorie en classant les états du fer suivant les travaux utilisés pour les produire : traitement du minerai de fer au haut fourneau, affinage et cémentation plus ou moins poussée mais laisse une question sans réponse : comment situer l’acier naturel dans l’ordre choisi sans admettre qu’il contient de l’oxygène. Nous verrons plus loin pourquoi et comment dès 1786, Lavoisier réintroduit dans le discours de la métallurgie antiphlogistique les aciers naturels de France et d’Allemagne.

 

Comme Lavoisier en 1783, VBM classent les différentes fontes suivant les volumes d’air inflammable dégagés par leur calcination humide. Ils observent que les fontes blanches dégagent moins d’air inflammable que les fontes grises pour lesquelles une réduction plus avancée a été obtenue grâce à une augmentation des doses de charbon dans la charge du haut fourneau et une augmentation du débit de vent des soufflets .

Malheureusement pour leur démonstration, les fontes blanches qu’ils testent ne sont pas des fontes blanches par défaut de combustible, mais des fontes « naturellement blanches » (Jars 1774) carinthiennes et styrienne de Hüttenberg, Wolfsberg et Eisenertz. Mais comme Jars, ils ignorent que le minerai de fer dont on les tirent diffère des minerais de fer classiques par une teneur relativement élevée en manganèse qui conduit à un réglage particulier  du «Flossofen» (moins élevé que le haut fourneau classique) qui sert à les produire : la charge ne contient pas de fondant calcaire et la quantité de charbon de bois y est limité. (Guillot-Duhamel 1786) Finalement les fontes « naturellement blanches » sont aussi riches en carbone sinon plus que les fontes grises !

On notera à ce sujet que les échantillons de fonte blanche testés par VBM ont très certainement été rapportés en France par la mission du Corps Royal des Mines de 1783, qui, avait sans doute porté son attention sur les procédés d’affinage de la fonte en « acier d’Allemagne » plutôt que sur la fonte utilisée et la façon de la fabriquer.

 

Une autre critique pertinente émane de Black, professeur à l’université d’Edimbourgh, et correspondant de Lavoisier qui l’a en grande estime. Elle concerne l’explication proposée par VBM, très contestable pour un métallurgiste, de l‘absence  d’interaction entre le carbone de la fonte liquide  et l’oxyde de fer qu’elle contiendrait selon eux. « Cela m’apparaît incompréhensible que la fonte qui coule chauffée à blanc du grand fourneau accuse à la fois excès de carbone et présence d’oxyde de fer sans qu’il y ait interaction de l’un sur l’autre… Il n’y a pas de raison d’avoir recours à une hypothèse aussi injustifiée. Il est évident que pour une grande part, le procédé de M. Cort (affinage de la fonte par puddlage) oxyde dès sa mise en œuvre une partie du fer..» (Black, 1803).

L’interprétation de VBM des phénomènes de réduction et d’oxydation qui interviennent dans la fonte liquide est en effet très contestable. Ils s’interrogent par exemple (p.182). sur la raison pour laquelle « dans les fours à réverbère, quand on refond de vieilles pièces de fonte grise, dont la surface a été calcinée par le feu, ou rouillée à l’air libre, le métal se fond à l’intérieur des pièces, coule dans le creuset et donne une fonte plus blanche tandis que l’extérieur des pièces s’affine prend l’aspect pâteux et reste sur l’autel du fourneau en gardant dans sa forme » Ils donnent l’explication suivante « dans l’intérieur une partie du charbon est employée à avancer la réduction du métal, ce qui blanchit la fonte ; mais la réduction ne s’achève entièrement parce que le métal coule sur le champ dans le creuset & ne reste pas assez longtemps exposé à l’action de la chaleur ; à la surface des pièces au contraire le métal reçoit un plus grand coup de feu & subit d’abord une réduction plus avancée ; ensuite par le contact de la chaux métallique, il perd le charbon qui le rendait fusible, & l’affinage est achevé. Le fer affiné qui reste ainsi sur l’autel se nomme ordinairement carcas & on peut le porter sous le marteau pour le convertir en barres ».

Le procédé Cort breveté en 1784, (deux ans avant la publication du mémoire de VBM), consiste à fondre la fonte mélangée à des scories riches en oxydes de fer dans un four type réverbère chauffé au coke.  Dès la fusion, le carbone contenu dans la fonte se combine avec l'oxygène et se dégage du  métal sous forme gazeuse. Les grains de fer décarburés se soudent et forment une masse spongieuse qu’un  cinglage débarrasse des dernières scories. On comprend que pour Black l’explication de VBM est inacceptable.

Enfermés dans leur théorie, VBM ne pouvaient pas proposer une interprétation correcte  du phénomène.  Selon eux, l’affinage en fer de l’enveloppe du morceau de fonte procède d'une  réduction  sous l’effet de la température de l’oxyde de fer (contenu dans la fonte)  par le  carbone (également contenu dans la fonte.

L’observation de VBM, déjà faite par Réaumur, ne sera correctement interprétée qu’en 1856 par Bessemer créateur du procédé éponyme (Bessemer 1905, 142) : c’est l’oxygène de l’air introduit dans le four qui affine en fer l’enveloppe du morceau de fonte.

 

Une recherche engagée dans l’urgence.

 

L’option initiale de VBM d’écarter le manganèse (et l’acier naturel) du champ de leurs recherches, le choix d’une réduction de l’oxyde de fer à la seule réduction directe à haute température , la sélection discutable et  le faible nombre d’échantillons de fonte acier et fer testés en «calcination humide », l’ignorance des recherches anglaises en matière d’affinage de la fonte.... tout porte à croire que les recherches qui ont conduit VBM à leur mémoire de 1786 ont été engagées dans l’urgence pour répondre aux publications récentes des phlogisticiens Bergman et Grignon.

Il était urgent pour Lavoisier et ses amis, d'appliquer la théorie antiphlogistique   développée autour d'expériences de laboratoire sur la décomposition de l'eau ou sur la « calcination » des métaux, aux arts pratiques et à la métallurgie ; jusque là  la théorie du phlogistique proposait aux praticiens des mines et de la métallurgie une explication "lumineuse" de la réduction des minerais (Bensaude-Vincent 1993, 80), Il s'agissait de répondre au maître de forges Grignon, de montrer que la théorie  de Stahl devait être remplacée par une théorie rationnelle excluant le recours à un  principe immatériel . Mais l'apport de la preuve soulevait bien des difficultés. Sans doute, Lavoisier et VBM s’étaient-ils  entendus pour se partager le travail. A Lavoisier les recherches fondamentales, à VBM les recherches appliquées à la métallurgie.

 

Lavoisier corrige la théorie .

 

En même temps que VBM sortent leur Mémoire, Lavoisier,  pourtant très occupé par la rédaction des textes fondateurs de la nouvelle chimie, présente à l’Académie  un Rapport sur les forges et salines des Pyrénées et un Rapport sur les forges des Grandes Landes et les mines de plomb argentifère des Sables d’Olonne . Il y confirme  son adhésion à la nouvelle théorie tout en la faisant évoluer

 

Lavoisier rend compte  du livre de son ami le baron de Dietrich, académicien, commissaire du roi à la visite des usines, bouches à feu et forêts du Royaume, Description des gîtes de minéraux, des forges et des salines des Pyrénées, depuis le comté de Foix jusqu'à l'Océan. L’ouvrage est pour lui une découverte des richesses des Pyrénées, inconnues du fait de l’éloignement et du mutisme de ses habitants.

On devine dans la rédaction de Lavoisier la profonde influence qu’aura sur sa perception de nouvelle théorie antiphlogistique de la métallurgie, la Description du travail du fer dans le Comté de Foix (deuxième mémoire du livre de Dietrich).

Cette description rapporte les expériences de traitement à la forge catalane de mines en grains tirées du Berri, et de mines de fer spathiques du Dauphiné menées par Dietrich et un maître de forges local Vergnies de Bouischère . Lavoisier y découvre en effet la confirmation expérimentale - des trois états du fer fonte acier et fer produits dans le même fourneau en une seule opération, - de l’action décarburante de l’oxyde de fer (greillade) sur la fonte et l’acier,  - et de la production de fonte liquide dans une zone du fourneau où la fusion n’est pas encore intervenue.    

Dès lors Lavoisier est convaincu de la justesse de la nouvelle thèorie anti phlogistique de classement des trois états du fer par la teneur en carbone mais se montre très discret sur le classement par la teneur en oxygène. Dans le second rapport , il voit une confirmation de la "nouvelle théorie" de VBM dans une description de la technique du mazéage de la fonte qui permet de faire à volonté avec la même mine du fer ou de l'acier.Il réintroduit ansi dans le discours de la métallurgie antiphlogistique dont il  amorce  l'évolution  l'acier naturel de France (Dauphiné, Pyrénées catalanes , Nivernais) et l'acier naturel de Styrie et Carinthie que la mission du corps des mines avait eu mission d'étudier.

 

Mais la l'hypothèse d'une présence d'oxygène dans la fonte et le fer n'en est pas pour autant abandonnée, Trois ans plus tard, Berthollet, le meilleur chimiste des trois académiciens, publie un petit ouvrage Précis d’une théorie sur la nature de l’acier et ses différentes espèces  dans lequel il continue à différencie fonte, acier et fer par leurs teneurs en carbone et en oxygène (Lemay 1960, 439) ; et  en 1803 encore dans sa Statistique Chimique, il écrira encore que la fonte contient « un peu » d’oxygène.

Comment expliquer cet entêtement des antiphlogisticiens  à croire en la présence d’oxygène dans le fer ?

Il est possible que les chimistes , phlogisticiens ou non, aient maintenu l’hypothèse  en vertu  d’une chimie des affinités qu’ils ne font que découvrir.   

 

La chimie des affinités.

 

« Cette loi rigoureuse, dont je n'ai pas dû m'écarter, de ne rien conclure au delà de ce que les expériences présentent, et de ne jamais suppléer au silence des faits, ne m'a pas permis de comprendre dans cet ouvrage la partie de la chimie la plus susceptible, peut-être, de devenir un jour une science exacte : c'est celle qui traite des affinités chimiques ou attractions électives ». (Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie. Discours préliminaire, Paris  1789).  

 

L’  Essai sur le phlogistique, et sur la constitution des acides    de Richard Kirwan. publié à Paris en 1788 avec des notes de  Lavoisier, Fourcroy, Guyton de Morveau, Monge.Laplace, Berthollet , apporte peut-être l’explication de cet entêtement à considérer que la fonte contient de l’oxygène.

 

Une première note de Lavoisier est consacrée tout entière à la chimie des affinités. Il y reprend les conclusions du mémoire qu'il a présenté à l'Académie en 1783 "Sur l'affinité du principe oxygine avec les différentes substances auxquelles il est susceptible de s'unir". Après avoir longuement développé les difficultés rencontrées pour confectionner une table « d'affinités simples , tandis qu'il n'existe pour nous dans la nature que des cas d'affinités doubles, souvent triples,&  peut-être beaucoup plus compliquées encore » . Lavoisier conclut que sa table : « n' exprime pas qu'un corps enlève à un autre la totalité de l'oxigène qui lui était combiné…».

 

Une note de Foucroy expose de façon magistrale la doctrine des anti-phlogisticiens en matière d’affinités « Parmi les substances métalliques dont on connaît le degré d'attraction chimique pour l'oxigène, le manganèse, le zinc, le fer, le cuivre, le mercure se suivent immédiatement depuis la plus forte jusqu'à la plus faible affinité pour ce corps . Les oxides métalliques ne sont décomposés ou réduits en métaux que par les lois d'attractions que suit l'oxigène : que la chaleur le sépare de quelques-uns, que tel métal l'enlève à tel autre enfin que l'hydrogène ou gaz inflammable l'enlève à la plupart des métaux, et le carbone peut-être à tous ».

 

Une note de Monge explique que quand deux molécules d’un même métal ont des degrés de réduction très différents, ces deux molécules n’ont plus d’affinité l’une pour l’autre et ne peuvent plus sans intermède se combiner ensemble. Par exemple l’ethiops et la fonte blanche ne peuvent se combiner ensemble pour former une substance homogène comme la fonte à moins que l’excès d’oxygène contenu dans l’ethiops ne se transmette à la fonte pour porter le tout à un état de réduction moyenne et uniforme. Plus loin Monge relève une erreur d’interprétation de Kirwan « Nous n'avons pas dit que le gaz hydrogène pût tenir de la plombagine en solution, mais seulement qu'il pouvoit dissoudre du carbone. Cette différence, qui est pour ainsi dire nulle pour M. Kirwan, est très-grande pour nous parce que nous croyons que le fer est essentiel à la plombagine …». Lavoisier en étudiant le régule de manganèse en 1783 avait relevé une odeur alliacée qu’il avait alors faussement attribué  à la présence d’arsenic dans le régule : on sait que cette odeur résulte de la formation de carbures d’hydrogène (acétylène notamment) par action de l’eau sur le régule de manganèse qui est . un carbure mixte de fer et manganèse .

 

Cette  défense collective de leurs idées, enrichissante par le contact avec les savants étrangers, est révélatrice .Pour répondre à Bergman et Kirwann sur leur terrain, Lavoisier et ses amis doivent faire appel à une chimie des affinités, qu’ils pressentent nécessaire au complet développement de leur nouvelle théorie de la métallurgie du fer. Mais Lavoisier et ses amis ne font pas mystère des limites de cette théorie . En 1788, Ils n’avaient ni le temps ni les moyens d’étudier la chimie des affinités 

Cinquante ans plus tard   Berzélius écrira  : «Le système de Lavoisier était presque le seul objet des méditations des chimistes, et la lutte que ce système eut à soutenir, détourna de leur esprit de tout ce qui n'appartenait pas directement à la nouvelle théorie et à son application pour expliquer les faits connus ».

En 1856, lors de la mise au point du procédé Bessemer, il sera  question des affinités du carbone et du manganèse pour l'oxygène, mais la chimie des affinités est encore qualitative  " Carbon was powerless to eliminate the obnoxious oxygen... Knowing the powerful affinity of manganese for oxygen, or vice-versa, I arrived at the conclusion that the introduction of as much metallic manganese, as was necessary to combine with the occluded oxygen , in the burnt iron..." (R.F. Mushet 1883, 6) .

 

 Finalement, l’intervention de l’oxygène à la température de l’acier en fusion dans les équilibres complexes Mn-Fe-C-O2  ne sera étudiée que deux siècles plus tard et l’on découvrira alors que les aciers à très bas carbone utilisés à la fabrication des tôles minces pour automobiles contiennent encore des traces d’oxygène après décarburation : 0.01% d'oxygène pour 0.2% de carbone (Lévy 1999, 122).

 

 

Inachevée,  échappant à ses auteurs…

La théorie antiphlogistique de la métallurgie du fer, devient doctrine officielle

 

 

Lavoisier est ensuite absorbé par la rédaction du Traité élémentaire de Chimie, l’œuvre de sa vie dont le fer n’est qu’un chapitre… En septembre 1787, l’Académie l’envoie  avec Vandermonde, Monge, Berthollet et Fourcroy en mission au Creusot pour étudier la façon dont on fait les aciers dans la région (Sadoun-Goupil 1972, 235, note 34) .  Aucun rapport ne suivra la visite.

A partir de 1789, l’engagement politique de Monge, Vandermonde et Hassenfratz  en faveur des idées de la Révolution se renforce. En 1790, à un moment où la poursuite de la  recherche aurait été nécessaire au développement de la métallurgie du fer et de l’acier en France et en Europe,  VBM astreints à des tâches concrètes par le gouvernement révolutionnaire ont cessé toute recherche fondamentale (Sadoun-Goupil 1972, 228).  Les savants français  sont coupés de leurs collègues étrangers.

L’année suivante, sous la pression d’ artisans très remontés contre l’Académie  (Grison 1996, 107-110), l’Assemblée Constituante crée le Bureau de Consultation des Arts. Hassenfratz et Lavoisier y sont  très actifs de 1791 à  1793 ; ils sont nommés commissaires  pour enquêter sur le procédé d’un citoyen  Delaplace qui prétendait  posséder un secret pour faire un acier cémenté aussi bon que celui d’Angleterre. Vieux cheval de retour, Delaplace avait déjà  eu affaire aux académiciens Berthollet et Vandermonde, et débouté dix ans plutôt. Débouté une fois de plus.  Delaplace, n’aura de cesse de fulminer contre Hassenfratz.    

L’Académie est contestée par le nouveau pouvoir. Vandermonde est arrêté, accusé de prévarication dans les fournitures aux armées. Lavoisier écrit au Comité d’Instruction publique pour le faire libérer, Monge et Berthollet appuie sa demande.

 

Le 4 septembre .1793, le Comité de Salut Public charge Monge, Berthollet et Vandermonde de rédiger  L’Avis aux ouvriers en fer sur la fabrication de l’acier qui tente de vulgariser le mémoire de 1786 et demande à Monge la rédaction d’un livre sur l’art de fabriquer les canons. Pour continuer le travail de la commission des poids et mesures de l’ancienne Académie , la Convention crée le 11 septembre une commission provisoire où l’on retrouve Monge, Berthollet et Lavoisier. Elle en  nomme en même temps deux députés chargés d’en surveiller les membres La commission est épurée le 23 décembre et Lavoisier en est radié ; il est arrêtè deux jours plus tard  (Pairault 2000, 117).

          

Lavoisier disparaît en 1794 sans avoir pu conduire l’évolution amorcée de  la nouvelle théorie antiphlogistique de la métallurgie du fer. Celle-ci, figée aux conclusions du  Mémoire de 1786, devient dès lors doctrine officielle : la tourmente révolutionnaire permet à l’hypothèse d’une  présence d’oxygène dans la fonte de perdurer.

     

En 1812, La  Sidérotechnie d’Hassenfratz, ouvrage approuvé par l’Institut qui a remplacé l’Académie sera la dernière manifestation d’une doctrine officielle de plus en plus contestée . Mais quinze ans plus tard la théorie de la présence d’oxygène dans la fonte lui survivra encore  (Le Coze 2008,781).

 

 

 

Juillet 2011

 

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